La scène initiale est éprouvante, comme le reste du film, d’ailleurs : plans rapprochés, musique assourdissante, montage agressif. C’est un film hypnotique et obsessionnel. Les mêmes morceaux, joués inlassablement au piano par la mère et son fils, rythment le film, comme la musique entêtante de la scène inaugurale qui revient lors de la reconstitution et du procès. La prise de vue est parfois maniérée : plans bas de mains qui jouent du piano. La seule musique apaisée est celle que Daniel, le jeune fils, joue quand il est seul dans le chalet.
On est d’amblée plongé dans un quotidien très réaliste. Les personnages ne sont pas filmés à leur avantage. Sandra, qui est plutôt malmenée par la caméra, reste pourtant très charismatique et envoutante. On la montre avachie sur un canapé, en train de boire, ou entrain de manger et de parler la bouche pleine, pour « faire réaliste ». Quant aux acteurs français qui parlent anglais, ils manquent de naturel face à Sandra Hüller, tout à fait à l’aise en anglais et très juste dans chacune de ses scènes. La difficulté linguistique se retrouve d’ailleurs liée à l’intrigue.
L’intrigue est conduite habilement : les informations sont distillées progressivement au fil du récit. Avec la scène centrale de l’enregistrement, où les enjeux dévoilés. Le temps et l’écriture, la volonté, le dévouement, la charge mentale, les contraintes que l’on s’impose, ou non, la propriété intellectuelle. L’amour, peut-être… Le postulat de départ du film, dont Justine Triet a beaucoup parlé dans les médias, est que la réciprocité dans le couple n’existe pas.
Le procès est tout à fait irréaliste : pas de traducteur pour une accusée qui s’exprime en anglais, un témoin qui assiste à tous les débats préalables à son témoignage… Néanmoins ce procès est magistralement dramatisé, avec Antoine Reinartz dans le rôle de l’avocat général. La salle d’audience s’avère être le lieu qui va permettre au spectateur de reconstituer le puzzle de cette relation complexe.
Anatomie d’une chute est le film de l’ambiguïté. Il questionne la vérité et ne donne pas de réponse définitive. C’est un pur produit de l’industrie cinématographique française subventionnée : intimiste, intellectuel et maniéré. C’est néanmoins un très bon film parce que ses partis pris de réalisation bousculent le spectateur.
Une mention particulière à Milo Machado Graner, extraordinaire dans le rôle du jeune Daniel, aveugle et mystérieux.
Le coin des linguistes
Les sous-titres français des scènes en anglais appauvrissent considérablement le propos initial en VO. C’est dommage.
Quelques citations
« … et ça m’amène à une histoire intéressante et je décide de vous mettre dans mon livre. Et voilà. Vous êtes dedans. Et pourtant je ne sais rien de vous…«
« Pour commencer à inventer, vous devez partir du réel. Vos livres mêlent vérité et fiction, ça donne envie de démêler le vrai du faux. C’est votre but ?«
« L’hématome temporal gauche, en lien avec le traumatisme crânien, à l’origine du décès correspond à un mécanisme contondant comme un choc contre l’environnement ou un coup porté à l’aide d’un objet avec une grande violence. La position de cet hématome est incompatible avec la position de découverte du corps et indique que la lésion a été crée antérieurement à la chute au sol. »
« Sandra Voyter n’est pas en difficulté. Parce qu’elle maintient son innocence, il n’y aura pas d’aveux. Parce qu’il n’y a pas de culpabilité. »
« C’est une décision assez rare pour la saluer. Un magistrat, une magistrate en l’occurrence, qui ne cède pas au reflexe répressif, c’est assez sain, surtout dan une affaire comme celle-là. »
« Cet enregistrement n’est pas la réalité. C’en est une partie, peut-être, mais si on se focalise sur un moment d’une extrême intensité, forcément ça écrase tout. Ça ressemble à une preuve irréfutable mais ça déforme tout. C’est pas la réalité, c’est nos voix, mais c’est pas nous. »
« Il était l’une des seules personnes que j’aie connues, quand il entrait dans une pièce, quelque chose basculait, l’atmosphère changeait. Et je crois que c’est ça le charme. Je suis tombée amoureuse de son charme. J’avais passé ma vie à ne pas comprendre ma famille et mes amis. Et il est entré dans ma vie et j’ai eu la sensation de comprendre ce qu’il disait, les signes qu’il m’envoyait. »
« Au fond, ce qu’il voulait vraiment, c’était écrire. Il a passé des années sur un roman. Je le voyais lutter, c’était dur. Et j’ai compris que son rapport au temps, au travail, était compliqué, à l’inverse de moi. »
« Tout a changé après l’accident. »
« – Poursuivez, mademoiselle.
– C’est possible de m’appeler madame, ça m’ennuie d’être réduite à un statut marital ? »
« Est-ce que vous êtes d’accord pour dire que la diffusion d’une musique par Samuel Malevski d’une façon aussi violente pouvait témoigner d’une certaine jalousie envers vous ou mademoiselle, madame Solidor, pardon ? Musique qui, au passage, est une reprise du rappeur 50 cent , P.I.M.P., morceau qu’on peut aisément qualifier de franchement misogyne. »
« J’ai besoin, de temps. Pas seulement quelques heures. Je parle de dégager du temps pour moi toute l’année.«
« Je ne te dois pas de temps. Je fais ma part. On va pas compter les points, s’il te plait. On se calme. Je t’aime. Quand tu as choisi de faire la classe à Daniel, je t’ai dit attention. C’est un choix beau et généreux et je te remercie mais tu n’as pas à le faire. »
« Déjà, je ne crois pas à la réciprocité dans le couple. C’est naïf, et surtout déprimant. Et en parler c’est une perte de temps au stade où tu en es. Tout ce blabla c’est encore du temps perdu Tout ce temps passé à discuter, tu pourrais l’utiliser à faire ce que tu veux, si seulement tu le savais. »
« Je ne connais pas d’écrivain empêché par un fils et des courses à faire. Arrête de geindre avec tes conneries d’agenda et de me rendre responsable de ce que tu as fait ou pas.«
« Publie ta version. Dis que ça m’a inspirée. Je confirmerai. Quand quelque chose doit être écrit, quelqu’un doit l’écrire. »
« Tu devras être flatté que j’aie été inspirée par toi. C’est la vie. Les choses circulent. »
« Mon travail c’est de brouiller les pistes, pour que la fiction dépasse le réel. «
« Quand on a cherché partout et qu’on ne comprend pas comment la chose est arrivé, on est obligé de se demander pourquoi elle est arrivée. «
Fiche technique
Réalisation : Justine Triet
Scénario : Arthur Harari et Justine Triet
Photographie : Simon Beaufils
Décors : Emmanuelle Duplay
Montage : Laurent Sénéchal
Son : Julien Sicart, Olivier Goinard, Jeanne Delplancq, Fanny Martin
Sociétés de production : Les Films Pelléas, Les Films de Pierre, en association avec 6 SOFICA
Durée : 150 minutes
Distribution
Sandra Hüller : Sandra Voyter
Milo Machado Graner : Daniel Maleski, le fils de Sandra et Samuel
Samuel Theis : Samuel Maleski
Camille Rutherford : Zoé Solidor, l’étudiante
Swann Arlaud : Me Vincent Renzi, l’avocat et l’ex de Sandra
Anne Rotger : la présidente du tribunal
Antoine Reinartz : l’avocat général
Jehnny Beth : Marge Berger, accompagnatrice de Daniel
Sophie Fillières : Monica
Arthur Harari : le critique littéraire
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